Mes alentours: La Haye, voisinage, paysages
série de blogs
Ces derniers temps, mon rayon d’action limité par un virus planétaire m’amène à percevoir mon entourage immédiat avec une sensibilité accrue.
Dans cette série de blogs écrits dans ma langue maternelle, ce qui n’est pas coutume –mais qu’est-ce qui est coutumier de nos jours? – je partage avec vous ces petites réflexions inspirées par ma vie quotidienne au bord de la Mer du Nord.
J’ai donc de nombreux et divers voisins. Les plus présents à mon esprit et à mes oreilles en ce moment sont des locataires au-dessus de mon salon. Le petit garçon de deux ans parcourt à toute allure l’espace d’une fenêtre à l’autre, galopant éperdument, et ses sauts, trépignements et jeux avec divers projectiles me font souvent sursauter dans la journée. La soirée, impossible de lire ou regarder la télé tranquille. En néerlandais, on appelle ces bruits de chocs ou d’impact des bruits de contact («contactgeluiden»). Les vibrations d’un plancher sont décrites dans les mêmes termes que la relation entre personnes. Douce ironie. Voilà une forme de contact dont je me passerais fort bien, même si elle forme un désagrément bien minime en ces temps de pandémie, vous me direz.
1. Contact?
Établie à La Haye, aux Pays-Bas, depuis bientôt vingt ans, j’habite une maison partagée en plusieurs appartements. Mon havre est une construction début 20ème en brique, dont il reste les fenêtres originales en verre teinté, une frise composée de fleurs violettes stylisées et de joyeux petits carreaux oranges et vert vif. Je possède – oui, je suis propriétaire, j’ai dû m’habituer à ce terme – un rez-de-chaussée avec une petite cour, «jardin timbre-poste» comme on dit par ici vu sa taille, et une partie du premier et du deuxième étage, côté rue. La maison a été divisée en deux entrées dans les années 70. L’isolation sonore déplorable est elle aussi d’époque. L’autre porte d’entrée, scellée d’un vieil autocollant représentant une feuille de marijuana, donne accès à trois espaces loués à des gens pour la plupart d’origine étrangère.
Or la situation offre une belle occasion d’observer la société multiculturelle en miniature. Les locataires sont une petite famille marocaine, qui a déménagé voici quelques mois. Je maugrée et m’en prends à ces gens que je ne connais pas, me sentant agressée par ces bruits, et supposant que ces nouveaux locataires s’en fichent éperdument de leurs voisins. En tout cas, une chose certaine est qu’ils ne mettent pas leur gamin au lit à l’heure où les Néerlandais, c’est-à-dire avant 20h. Non, les enfants restent debout jusqu’à ce qu’ils tombent de fatigue. Typique des familles du Sud. Leurs prédécesseurs, également une petite famille marocaine, étaient plus discrets. Une petite fille courait elle aussi de temps en temps à toute allure, de préférence une fois la nuit tombée. Le papa venait de temps en temps emprunter mon échelle, je recevais des biscuits pendant le ramadan, j’allais avec la maman voter au bureau du quartier. Bref, nous nous cotoyions en une belle harmonie faite de petits gestes quotidiens.
«Mais ces nouveaux locataires travaillent-ils donc, parlent-ils au moins un peu néerlandais, sont-ils un tant soit peu prêts à s’intégrer ?», je me surprends à tempêter, tout en m’en voulant de cette réaction primaire. En tant que consultante en matière de diversité et d’inclusion, je devrais avoir une attitude plus tolérante et judicieuse.
Ma réaction illustre une tendance bien connue dans des situations de stress, celle à nous mettre sur la défensive, à rétrécir l’horizon de nos pensées à nos seules perceptions, et à réduire la situation en reléguant l’autre dans un domaine extérieur, voire hostile. C’est «moi», ou «nous», contre «les autres». Exactement ce que je décris dans mes formations en communication interculturelle comme le réflexe de se mettre des oeillères et de faire impasse à toute relation authentique.
Peu fière de moi, je tourne et retourne aussi dans ma tête mes réactions et cette étiquette «petite famille marocaine». Que dit-elle de ces gens, que j’entends plus que je ne vois ? Que dit-elle de moi ? Je sonne chez eux pour faire connaissance – oui, sincèrement – et bien sûr pour les rendre attentifs à la mauvaise isolation de la maison et au vacarme au-dessus de ma tête. Je bavarde sur le pas de porte avec la jeune femme, un visage rond au doux sourire, petit garçon dans les bras, madone dans un décor d’aujourd’hui, foulard noir encadrant le visage et volée de marches au bois nu et usé en arrière-fond. Il s’avère que son mari est Espagnol. Il travaille toute la journée et n’a pas le temps ni l’énergie d’apprendre la langue. «Le néerlandais est une langue difficile», s’excuse-t-elle. Elle-même parle cinq langues. Quel parcours depuis sa région berbère natale a-t-elle parcouru, je m’interroge. Quelques années en Espagne, à s’adapter à une société inconnue, trouver son chemin dans les rues et les codes sociaux souvent tacites, jusqu’à qu’on les enfreigne. Puis l’arrivée aux Pays-Bas, recommencer à zéro. «Dis sorry», chuchote la maman à son fils. «Sorry», dit l’enfant en me regardant d’un air interrogateur, tâchant de savoir si c’est ça qu’il faut dire, si c’est ça le jeu. Je m’en retourne rassérénée, même si les occasions de me faire bondir sous des régiments au pas de charge au premier étage se répéteront.
La tolérance et l’empathie grandissent vite lorsqu’on établit un contact personnel, permettant de court-circuiter les jugements à l’emporte-pièce. Cela m’a aidée d’avoir échangé avec la jeune Marocaine, d’avoir senti qu’elle comprenait ma frustration et allait essayer de tempérer les élans de son petit garçon. Contenir cette énergie débordante était bien sûr mission impossible. Mais le fait de pouvoir mettre une frimousse sur ces pas martelant mon plafond a fait fondre mon exaspération.
Le vacarme n’a pas cessé, cependant les tentatives des parents pour le réduire et l’expérience d’un échange avec cette petite famille en atténuent l’intensité, effet d’une alchimie de regards, gestes et paroles partagés. À renouveler.
2. Police, perruque et canne à pêche
À mes voisins, pour autant que nos regards se croisent, je lance souvent un sourire engageant, tentative de leur dire qu’ils sont les bienvenus dans cette ville.
Allochtones ils le sont comme moi, mais le terme n’est plus usité dans le langage officiel. Jusqu’à 2016, on parlait ici d’allochtones lorsqu’un des parents était né en-dehors des Pays-Bas. Depuis, le terme d’allochtone a été remplacé par celui – tout aussi problématique – de «personne issue de l’immigration». Je me qualifierais en tant que personne d’origine étrangère. J’ai grandi en Suisse et ai acquis la nationalité néerlandaise au fil des années passées aux Pays-Bas. Les Néerlandais me prennent en général pour une Belge, probablement à cause de mon accent. Lesdites « personnes issues de l’immigration » me voient en tant que Néerlandaise. Voilà qui me permet de préserver une position de half-outsider plutôt confortable.
Revenons à mes voisins. Ils ont clairement des conditions de vie précaires, et ils ne restent jamais longtemps habiter ici. Plusieurs Polonais se sont succédé, dont groupe de jeunes qui travaillent dans le bâtiment, à en juger par leurs vêtements couverts de peinture et de poussière quand ils rentrent en fin d’après-midi. Un couple qui travaille dans une serre où poussent des tomates. D’autres Polonais, un jeune couple au teint blafard, maigres à faire peur, et leur petit enfant, ont une histoire plus triste. Ils sont virés par la police, que des voisins habitant la rue et nous avons alertée à plusieurs reprises, effrayés que nous étions par des cris et des coups sourds venant de leur étage. Il n’en restait le lendemain en général que des traces bleuâtres sur le visage et les bras de la jeune femme mutique, qui sortait faire les courses avec son tout petit garçon. Deux voitures viennent les embarquer, l’une pour la jeune femme qui tente de rejoindre son homme et se débat, l’enfant en larmes dans les bras et leur gros chien au bout de la laisse. Ils vont rentrer en Pologne. L’autre voiture pour coffrer le gars, qui faisait des affaires plutôt louches au milieu de la nuit avec des voitures qui s’arrêtaient brièvement, voix d’hommes chuchotantes au-dessous de ma fenêtre. Sa voiture a d’ailleurs été incendiée, probablement en représailles par une bande rivale. L’image qui reste est celle d’une famille déchirée devant nos fenêtres, et l’espoir d’un quotidien vivable pour la mère et l’enfant.
Deux jeunes femmes d’apparence antillaise hurlent à tue-tête « Daadie ! », vers le deuxième étage. C’est seulement plus tard que je fais le lien avec une dame du Suriname, qui habite quelques mois la chambre à l’étage du haut. Une perruque mal ajustée encadre un visage carré où même les rides semblent taillées à la hache. Elle échange souvent juste le minimum avec un sourire absent pour rapidement détourner les yeux et partir au travail, silhouette à la démarche rigide dans une jupe bleue en tissu synthétique trop courte, cachant mal des jambes arquées et fatiguées. Aucun « Daddy » ne fait apparition. Cette dame reçoit des visites de ses petites-filles. « Daadie » signifie grand-maman en surinamais et la sonnette ne fonctionne pas, de toute évidence.
Cela fait quelques semaines que je ne l’ai plus aperçue quand deux jeunes policières sonnent chez moi, me demandent si je la connais. Solidement campées dans leur uniforme bleu marine, elles brandissent sous mon nez un portrait pris de face, noir et blanc, sur une feuille A4 toute froissée. Je repense soudain à cette femme sous un autre jour et me demande ce qu’elle « cachait » donc. En même temps je suis un peu déçue que mon capital de sympathie puisse être entamé à la vue d’une photo tout droit sortie d’une série B. Trafic de perruques saupoudrées de cocaïne ? Les policières lâchent seulement que la dame « a fait des choses très graves ».
En cette période où, plus de cinquante ans après Martin Luther King, on se révolte dans le monde entier contre le racisme institutionnel, je m’interroge sur la part de discrimination avec laquelle la police mène les enquêtes sur ma voisine et autres « personnes issues de l’immigration ».
Commérages, Tatyana Popovichenko
photo aimablement transmise par l’artiste
La chambre a été reprise par un couple de jeunes Bulgares, yeux et cheveux noirs, peau basanée. Lorsqu’un jour je remarque dans la rue que les clés d’une fourgonnette se trouvent dans la serrure de la portière, je téléphone au numéro collé en grandes lettres bleues. Quelques minutes plus tard, le jeune homme dégingandé accourt, je lui dis que c’est moi qui ai appelé, il ne réagit que par un grognement et s’empresse de récupérer les clés. Depuis, je ne le croise que la démarche hâtive, grommelant, regard fixé sur le sol. Lorsque je raconte cet épisode à mon compagnon de vie, celui-ci suggère ironiquement que sans l’épisode des clés, j’aurais peut-être trouvé à ce voisin un air mystérieux, me le serais imaginé en artiste tourmenté ou autre figure romantique. Il n’est cependant enrobé d’aucun mystère, seulement d’une colère sourde ou tonitruante, selon les jours. Un samedi matin tôt je le vois sauter dans une voiture avec sa canne à pêche sous le bras – un hobby largement partagé par la diaspora bulgare, polonaise et balkanique, qui se retrouve entre autres sur la jetée de Scheveningen à taquiner le maquereau. La chaîne de TV locale a interviewé les vieux du coin, qui eux ronchonnent en constatant cette affluence.
Ceci dit, je me suis moi–même comportée de façon barbare aux yeux de la population locale. À la première règle locale du bon voisinage, j’ai failli, il y a douze ans. Apercevant le voisin d’en face, un Néerlandais qui sortait son chien avec dévouement plusieurs fois par jour, j’avais foncé sur lui et lui avais demandé si je pouvais lui emprunter son échelle. Il a alors planté son regard dans le mien et a tendu la main, lâchant d’un ton sec : « moi, c’est Alexander ». Dans le tourbillon de mon déménagement (en des circonstances personnelles difficiles, mais bon ce n’est pas une excuse), je ne m’étais pas présentée ! Aux Pays-Bas, les relations de bon voisinage commencent par un nom et une poignée de main franche (exemptée en temps de coronavirus). Une leçon cuisante, une règle tacite vite apprise.
Quant à mon voisin bulgare, voilà que je croise sa femme. Nous sommes debout l’une à côté de l’autre devant nos portes d’entrée à chercher nos clés. Les clés sont décidément les discrètes et influentes protagonistes de ce récit. Chacune ouvre sa porte, je glisse un « hello ! », nous entrons en même temps. Un sourire illumine son visage, « oh, hello ! », s’exclame-t-elle, tout étonnée de ce contact sur le pas de porte. Serait-elle habituée à surtout ne pas avoir de contact avec les voisins, à rentrer le plus vite possible chez elle ? Qu’est-ce que cela dit de son interaction avec les Néerlandais, aurait-elle le sentiment de ne pas se sentir bienvenue ? Quelles expériences a-t-elle faites de voisinage aux Pays-Bas ? Mais surtout combien de salutations devra-t-il y avoir, combien de brefs échanges tissés de gestes et visages bienveillants, jusqu’à ce que le voisinage puisse être perçu comme un espace partagé à investir? Les relations de voisinage émergent au fil de petits incidents, codes décryptés et heureux synchronismes.